Avant la sortie de Shinobi: Art of Vengeance, retour sur la licence culte de SEGA
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Rédigé par Neomantis Dee
Peut-être que le nom de Joe Musashi ne vous parle pas du tout. Pourtant, à la fin des années 80 et, surtout, durant la décennie 1990, le bonhomme jouissait d’une belle cote de popularité à l’international. Si tant est que vous vous intéressiez au jeu vidéo et aux salles d’arcade, bien entendu. Par ailleurs, la figure du ninja n’était pas en reste niveau médiatisation, en attestent les romans populaires de Futaro Yamada plusieurs fois adaptés au cinéma, sans parler de la ninjasploitation nanardesque venue des USA. Premier ninja mis en avant dans un jeu vidéo, avec Shinobi en 1987, Joe Musashi deviendra brièvement la mascotte de SEGA, en plus de s’imposer rapidement comme une vitrine technique pour la firme japonaise, ce qui sera particulièrement explicite avec les deux opus suivants : The Revenge of Shinobi (1990) et Return of the Ninja Master (1993). Dans l’idée de célébrer le retour de la franchise avec Shinobi : Art of Vengeance, qui refait parler de lui aujourd’hui avec une nouvelle bande-annonce et qui est développé conjointement par Lizardcube et SEGA, revenons sur une trilogie mythique dont l’influence perdure encore trente-cinq ans plus tard.

Précisons que nous ne traiterons pas des nombreux portages existants. Shinobi, c’est avant tout une trilogie, même s’il faut inclure Shadow Dancer. Les opus 3D seront également ignorés, nous les avons déjà abordés lors d’une chronique dédiée.
Sommaire
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Bien loin de la discrétion enseignée par les écoles de ninjutsu, la licence Shinobi c’était bien plus qu’une simple apparition de ninja dans le jeu vidéo. Beat ’em all, run and gun, plateformer… À vrai dire, l’ensemble de ces « genres » demeure légitime pour qualifier la franchise de SEGA. Dans la seconde moitié des années 80, le beat ’em all 2D prenait forme, notamment via les prémisses inaugurées par Kung-fu Master (Spartan X en version japonaise).
Un soft imaginé par le game designer Takashi Nishiyama (que l’on retrouvera derrière les naissances de Street Fighter et Fatal Fury, ainsi que Metal Slug par la suite), et officieusement adapté du film Soif de Justice (1984) regroupant Jackie Chan, Yuen Biao et Sammo Hung – également réalisateur. Des emprunts au Jeu de la mort conceptualisé par Bruce Lee, la tour à gravir avec des ennemis à vaincre à chaque étage, sont aussi visibles et continueront d’inspirer Nishiyama dans ses projets à venir.
En parallèle de cette effervescence autour du beat’em all, le Karatéka de Jordan Mechner ainsi que Karaté Champ, tous deux sortis en 1984, vont établir les fondations originales de ce qui deviendra le jeu de combat tel qu’on le connaît aujourd’hui. En 1987, quand Shinobi surgit, la période est à l’expérimentation, l’industrie tout juste naissante jouissait d’une croissance exponentielle, dirons-nous. Les développements ne demandaient pas autant d’investissement en temps et en argent.
Joe Musashi a bousculé l’industrie en s’imposant rapidement comme une référence. Une référence technique d’une part, mais également dans son game design finement pensé et sa réalisation impeccable. En reprenant à son compte des codes issus du beat ’em all et du run and gun, comme des jeux de plateforme, et d’autres piochés dans le shoot ’em up, la série influencera durablement le medium qu’elle contribuera à perfectionner. Le mix des genres, couplé à l’esthétique des jeux, au travail musical aussi, participait à rendre la licence attrayante. Et ce, dès le premier opus.
Run and Beat
En 1987, le succès fut immédiat. Le titre impressionnait grâce à ses qualités techniques et au soin accordé au game design. Cette première aventure se construisait autour d’une mission basique : le sauvetage d’enfants kidnappés. Un scénario de quelques lignes pour poser un contexte et des enjeux motivants. Par souci d’efficacité, ces éléments narratifs vont se traduire dans le gameplay. Sauver les enfants faisait ainsi partie intégrante de la boucle de gameplay. En plus des gusses à décimer rapidement – présence d’un timer oblige –, il fallait secourir les jeunes victimes ligotées.
Cette version arcade obligeait à sauver un nombre minimum d’enfants afin de progresser dans le niveau suivant. Une contrainte de game design évacuée lors du portage de l’opus sur console Master System. Dans ce portage pensé pour la maison, loin du vice pécuniaire des bornes arcade, les sauvetages sont relégués à des objectifs secondaires. Débloquer le niveau suivant ne dépend plus du nombre d’enfants libérés, puisque ces derniers servent maintenant de récompense (boost d’attaque et/ou de santé). Apparaissent également des stages bonus proposant un mini-jeu de tir pour débloquer les puissantes magies ninjutsu. Des capacités ultimes et dévastatrices, signature de la série.
On notera que ces situations de jeu, les enfants à sauver, mettent en avant des I.A. au comportement nouveau. Cela peut prêter à sourire en 2025, cependant c’était novateur en son temps. Terminé les ennemis chair à canon n’attendant que d’être évincés d’une pression de touche. Si leur fragilité persiste, ils sont maintenant plus réactifs et agressifs, ils peuvent se baisser et, pour les malfrats kidnappeurs, rester groupés autour de la cible pour nous forcer à adapter notre gameplay. Ce qui va passer l’usage des sauts, soit pour contourner l’ennemi ou accéder à une hauteur. Shinobi, c’est un game design maîtrisé qui va à l’essentiel.
Néanmoins, ce n’était là que les prémisses, SEGA avait encore des idées à exploiter. La réputation de la licence, ce qu’elle représente pour les joueurs et les joueuses l’ayant connue, découle surtout des deux suites. Il faudra trois années avant l’arrivée du fracassant The Revenge of the Shinobi. Une déferlante dans les salles d’arcade, plus tard sur console de salon lors des portages. Les deuxième et troisième épisodes sont des pièces maîtresses qui forcent l’admiration malgré les années passées.
Ninja Step
Il faut comprendre qu’en ces temps révolus, des ajouts d’apparences mineures pouvaient redéfinir toute une approche de jeu. Transformer significativement les sensations d’une expérience. Plus que l’iconique tenue rouge et blanche ici introduite, Shinobi II : The Revenge of Shinobi, c’est un sérieux pas en avant. Déjà, toute la partie artistique est impressionnante. Certes, la suite fera encore mieux, mais force est de constater que la richesse des environnements, suffisamment détaillés pour nous happer, et l’OST sont des réussites. Les musiques composées par le talentueux Yuzo Koshiro sont évocatrices, variées pour correspondre aux divers stages, en plus de paraître en avance sur leur temps.
Les goûts et les couleurs sont peut-être propres à chacun, mais difficile de rejeter la bande-son. Le trio à l’œuvre sur le troisième épisode saura faire honneur au travail de Koshiro, bien que le résultat pourra sembler moins mémorable. Quoi qu’on en dise, artistiquement tout converge vers l’immersion, le soft ne veut pas nous lâcher et on n’en redemande. Shinobi II, c’est l’école arcade et la difficulté qui va avec. Cette suite ne manque pas de répondant ni de moments rageants avec ses boss et niveaux infernaux. Les années passent et atteindre le générique de fin reste une épreuve de résilience.
L’apprentissage n’échappe pas au par cœur, mais la planification n’est pas à sous-estimer. Courir comme un dératé risque sérieusement de mener au trépas sur les premiers essais. D’autant que rien n’est jamais acquis dans la série. Les boss vous attendent avec des patterns spécifiques et demanderont systématiquement une stratégie différente pour être vaincus. A défaut de briller par la complexité de son système de combat, du design de la composante action, la série vise à se réapproprier des mécaniques empruntés à d’autres jeux afin de maximiser leur exploitation. Le level design moins linéaire et osant la verticalité saura exploiter l’étendue des actions disponibles.
En outre, si Joe Musashi est agile, sa prise en main n’est pas aisée et optimiser ses coups et mouvements demande de l’investissement. Les mouvements aériens exigent un timing serré, alors que les réflexes sont souvent sollicités par des assaillants friands d’entrées « surprise » – en réalité des indications visuelles ou sonores nous aiguillent – ou des stages avec des gouffres ci et là. Le plus difficile à gérer étant la mobilité de l’I.A. Certaines sont capables d’attaquer en sautant, tandis que le mélange d’attaque physique et de projectiles multiplie le danger. C’est une des grandes réussites de ce Shinobi II, et de sa suite. Exit d’ailleurs toute mécaniques de scoring à la mode.
Des astuces de game design sont déployées dans le but d’inciter les joueurs à s’approprier le gameplay. Et non se concentrer un système de score qui, s’il est mal implémenté, peut nuire à l’expérience de jeu en cachant les bonnes idées et le potentiel pourtant présent. Le challenge est relevé et on préférera sans doute les ajustements de l’opus suivant. Cela dit, The Revenge of Shinobi apparaît moins injuste que la moyenne des jeux d’arcades de l’époque. Les abus ne sont pas légion et les réflexes priment davantage.
Shinobi Walk
Dans un jeu Shinobi, la puissance de Joe Musashi est telle que le bestiaire ne fera pas long feu, d’autant plus grâce aux kunais. Ce sont ces armes de jets qui convoquent ouvertement les sensations d’un run and gun. Les kunais sont puissants, mais pas illimités. C’est une ressource précieuse que l’on emmagasine comme on grappille des points chez la concurrence. Par conséquent, la licence oblige à adapter notre façon de jouer, à exploiter les possibilités d’action en fonction des situations.
Et que ce soit durant les combats contre des groupes d’ennemis ou confronté aux boss, nous sommes invités, pour ne pas dire contraints, à puiser dans toutes les mécaniques à disposition. Il faut évidemment les manier, sans quoi l’aventure ne se laissera pas terminer. Ne pas mourir en un coup comme dans un Shadow Dancer apportait également d’autre façon d’envisager le level design et les combats. Les développeurs ne se sont d’ailleurs pas priver d’en jouer avec quelques mauvaises surprises réservés aux joueurs les plus téméraires.
Plus accessible, Shinobi III : Return of The Ninja Master est l’épisode le plus populaire de la franchise. Initialement, ce troisième volet paru en 1993 devait sortir un an plus tôt, sauf que les premiers retours pressent furent trop mauvais. Des premiers avis peu encourageants pour le studio en charge du projet qui n’eut d’autre choix que redémarrer à zéro. On imagine facilement la pression subit. Devoir enchaîner après l’excellent Shinobi II n’était pas mince affaire. A fortiori quand les maillons créatifs les plus importants, présents sur les précédents opus, sont absents.
Lorsque la pression devient trop forte et que le doute s’installe, il est généralement recommandé de repartir sur des bases solides. De puiser dans l’évidence tout en réinjectant de la passion dans le processus. Une philosophie que semble avoir suivi le studio, puisqu’au vu du produit fini, ils se sont donné les moyens de leurs ambitions. La remise à zéro du concept Shinobi III s’est concentrée sur la capitalisation des qualités des premiers volets. Tout réinventer n’avait pas nécessairement lieu d’être, ce n’est pas les créatifs de Ryu Ga Gotoku qui les contrediront.
Parfois, la meilleure option reste l’amélioration en douceur, à rythme régulier, afin de ne pas dénaturer une formule encore fraîche et loin d’avoir atteint son plein potentiel. À l’évidence, malgré leurs atouts, particulièrement ceux du deuxième épisode, il y avait encore de la marge de manœuvre. Dans Return of the Ninja Master, on retrouve le guerrier vêtu de sa tenue déjà culte et de son arsenal habituel. Cependant, le gameplay a subi de légères variations destinées à enrichir le matériau de base déjà éprouvé.
Quelques coups sont ajoutés, en particulier un redoutable coup de pied sauté et une attaque en pleine course, venant introduire de nouvelles séquences de jeu. On gagne en possibilité de mouvements et l’I.A. comme le level design servent toujours à mettre en valeur l’action. Chaque mécanique incorporée l’est pour remplir une fonction bien définie que le game design saura valoriser. Rien n’est laissé au hasard et rien ne cède au superflu. Une chose est sûre, les décisions furent les bonnes : Shinobi III confirme l’expertise des studios et consacre la licence comme un monument du médium.
Silence Night
Mais l’excellence d’un gameplay ne suffit pas. De surcroît pour une série systématiquement au top d’un point de vue technique. Return of the Ninja Master ne déroge pas à la règle. Au point que, même en comparaison du reboot, dont la patte artistique diffère, l’épisode de 1993 ne fait pas pale figure. Il est dans un jus 90’s qui a son charme. La pluralité des environnements, tous aussi réussis les uns que les autres, ainsi que la bande-son de très bonne facture rendant honneur au travail antérieur de Yuzo Koshiro, terminent de consolider une direction artistique cohérente. Cohérente au sein du jeu, mais aussi au sein de la trilogie.
Shinobi III, davantage que son aîné, c’est une expérience généreuse qui s’amuse à varier ces situations pour ne jamais lasser les joueurs. Le basique jeu d’action laisse place à de véritables séquences de shoot à défilement horizontal, encore plus impressionnantes, tandis que le placement et la mobilité vont revêtir là aussi une importance non négligeable. L’opus assume son attrait pour la plateforme, en même temps qu’il affirme son refus de porter une étiquette pour rentrer dans une case. Un mix des genres qui n’a cessé de rendre la licence unique à plus d’un titre.
Et que dire des nombreux boss ouvertement repris, comme dans chaque opus, de la culture populaire ? Des classiques de la série B d’action américaine aux références assumées aux kaijū eiga, ou aux comics de super-héros, les « clins d’oeil » (restons polis) sont appréciables. D’autant plus pour la jeunesse de l’époque. Cela dit, il faut lancer les versions japonaises pour pleinement en profiter, sinon les designs sont différents à cause de la censure et des droits d’auteur. Que les reprises soient explicites ou non, elles titillent une fibre « geek » énormément nourrie par les magazines et les programmes télévisés. Comme le dit le slogan : « SEGA c’est plus fort que toi. » Alors peut-être que Joe Musashi est plus fort que tous les héros de ces films et comics.
En grandissant, on redécouvre même des hommages que l’on ne connaissait pas forcément plus jeune, à l’instar de l’imaginaire de Beksinski ou d’un H. R. Giger, très en vogue au Japon dans les années 90. On ne compte plus les shoot ’em up se réclamant de leur influence artistique au détour d’un environnement et/ou d’un chara design de boss. Plusieurs de ces jeux, comme d’autres d’ailleurs, prennent soin de proposer des univers visuels soignés et attractifs. Davantage qu’un gameplay, c’est parfois un décor ou une musique, voire les deux, qui nous impacte durablement.
Like a Wind
Le reboot, nommé Shinobi : Art of Vengeance, proposera une expérience assez différente de ses prédécesseurs. La modernité attendue ne pourra que produire une expérience autre. A minima du moins. Cela dit, l’âme Shinobi demeure si l’on en croit les premiers trailers déployés. La direction artistique a beau différer des épisodes fondateurs, plusieurs environnements font écho à des lieux passés que les fans reconnaîtront, tandis que notre ninja arbore à nouveau son emblématique tenue rouge et blanche.
Quelques séquences de gameplay montrent un dynamisme nouveau pour la série (inenvisageable à l’époque pour des raisons techniques évidentes), les capacités ninjutsu sont de retours et des situations extraites de la trilogie seront modernisées : la séquence sur un overboard ou bien la course à dos de cheval de Return of the Ninja Master qui sera revisitée avec une monture canine, comme dans Shadow Dancer. Il s’agit de jeux appartenant à l’univers Shinobi et connus pour le chien-loup au pelage blanc qui accompagne le héros, notamment.
De toute évidence, au moment de rédiger ce papier, Shinobi : Art of Vengeance n’a pas encore dévoilé la totalité de ses secrets. La pression est par ailleurs réelle sur les épaules du studio Lizardcube, en charge de développement. Ils ont la lourde tâche d’honorer une trilogie culte, de tenir tête au vieux rival, Ryu Hayabusa, lui-aussi de retour dans une mouture 2D (Ninja Gaiden : Ragebound), autant que de toucher une autre génération de joueurs et de joueuses sans se mettre à dos les vieux fans pas toujours conciliants. Le système de combat de ce nouvel épisode a été présenté via une nouvelle bande-annonce qui nous permet de voir quels seront ici les outils à notre disposition, histoire de montrer que derrière la nostalgie, il y aura également tout un tas de nouveautés au programme de cette aventure.
Shinobi fut et restera une licence importante pour notre médium, pour SEGA aussi, dont les jeux étaient autant des vitrines technologiques que des succès critiques et commerciaux. Via l’emblématique trilogie étalée de 1987 à 1993, la série a contribué à faire évoluer l’industrie en envisageant une nouvelle manière de penser le game design d’un jeu d’action, et d’arcade. Ce qui passait par l’hybridation de mécaniques reprises de divers genres de jeu, une réalisation de qualité et un souci d’efficacité. Sans la licence menée par son héros, Joe Musashi, les jeux d’action n’en seraient peut-être pas là où ils en sont aujourd’hui, trente-cinq ans plus tard.